De l’épure et de l’émotion
Le 29/12/2017
Thierry Marx, c’est l’histoire d’un chef qui a gravi les échelons à force de détermination.
Son secret : comprendre pour mieux agir.
Combatif et éclairé, cet intellect culinaire revendique une cuisine de l’émotion où le minimalisme est roi.
Rencontre.
© Arnaud Tracol - Marie Bastille
Comment définissez-vous un produit de qualité ?
Pour moi, la qualité est une échelle de valeur qui se mesure sur le plan environnemental – cultiver des produits sans intrants chimiques de synthèse, sans pesticides ni OGM – et social – bien payer les agriculteurs, les fournisseurs, etc., afin qu’ils puissent vivre dignement et s’épanouir. Cette dernière condition ne figure pas dans le cahier des charges de l’agriculture biologique. En effet, s’il est courant de voir des produits certifiés bio, la vision sociale, bien souvent, n’y est pas. Il faut être capable d’aller plus loin, de vérifier sur place l’ensemble de la chaîne de production d’un produit pour juger de cette qualité-là. Être bio passe par les actes et implique de consommer de façon responsable. C’est-à-dire ne pas s’arrêter au produit et prendre en compte son cycle de vie : origine des matières premières, traçabilité, etc.
Comment se traduit cette exigence dans votre cuisine ?
Je consomme et cuisine des produits bio par militantisme. Certains ne sont cultivés que sur de petites parcelles en permaculture*. La démarche, plus respectueuse de l’environnement, est moins prolifique qu’une culture conventionnelle. Alors, il n’est pas rare que je préréserve certains produits à un producteur afin d’être sûr de les retrouver dans ma cuisine. Une « contrainte » nécessaire qui m’oblige à réapprendre les bases de mon métier, à donner de la valeur aux produits simples. À privilégier des aliments de saison issus d’une agriculture locale, bio ou raisonnée.
Bien manger, ça signifie quoi ?
Manger mieux, c’est manger moins. Et différemment. C’est ce qui ressort des travaux sur le thème « Quelle sera la cuisine de 2050 ? », menés depuis 2012 par Raphaël Haumont, physico-chimiste, et moi-même, au sein du Centre français d’innovation culinaire à l’université Paris-Saclay. Mais ce changement de comportement ne pourra se faire sans une implication militante des consommateurs. Il se fera en « végétalisant » davantage la cuisine, pour avoir un impact environnemental moins lourd. Ce que je m’oblige à faire dans mes restaurants, en proposant 20 % de protéines animales et 80 % de produits végétaux. Et ce, depuis sept ans.
Associer la science à la cuisine, comme vous le faites, n’est-ce pas un peu dangereux ?
Dangereux, non. Indissociable, oui ! Étudier la chimie des aliments, c’est-à-dire pratiquer la cuisine moléculaire – comme, par exemple, réaliser un blanc en neige végétal à partir de tensioactifs** aux propriétés émulsifiantes et stabilisantes, présents dans un jus de cuisson –, c’est chercher à comprendre les mécanismes d’un ingrédient. Cette approche culinaire permet d’isoler, d’extraire un ou plusieurs éléments d’un ingrédient mal tolérés par certains organismes. Pour les personnes souffrant d’allergies alimentaires, c’est une véritable alternative. Outre sa valeur ajoutée en termes de santé, la cuisine moléculaire est aussi un moyen de donner du souvenir, de l’émotion à l’éphémère en recréant à l’infini des jeux de textures.
Et la tradition dans tout ça ?
Pour reprendre les mots de Montesquieu, « L’ignorance est la mère des traditions ». À l’instar de l’écrivain, je me méfie d’un chef qui parle de tradition. Car je sais qu’il y a une part d’ignorance dans sa cuisine.
Votre cuisine serait alors à l’antithèse de la tradition ?
Ma cuisine est à mille lieues de la tradition. Elle est spontanée et minimaliste : un produit fort, deux gestes. Mais pour en arriver à ce niveau d’épure, il convient de maîtriser les fondamentaux : le geste, le temps et la flamme. Au-delà de trois ingrédients dans l’assiette, ça m’inquiète. C’est l’apport de la science qui m’a permis de comprendre comment supprimer un ingrédient.
Cette quête de l’épure, est-ce votre définition de l’innovation ?
Pour moi, l’innovation c’est s’interroger, questionner le produit pour pouvoir mieux le sublimer. Car c’est en intellectualisant les choses que l’on évolue.
Le questionnement, un état d’esprit que vous transmettez aux jeunes qui suivent votre formation ?
Les centres de formation Cuisine Mode d’emploi(s), gratuits et ouverts à tous les jeunes sans formation professionnelle, fonctionnent sur le principe du « faire pour apprendre ». L’essentiel est d’avoir un projet. Le diplôme n’est qu’un moyen de parvenir à ses fins. Il faut viser haut, voir large, comme disait en substance le général de Gaulle.
Et vous, qu’est-ce qui vous a aidé à voir large ?
Pour moi, l’échec est une fausse excuse. Il n’y a pas de quartiers ou de personnes faites pour l’échec. Je crois à l’instruction, aux extractions sociales modestes. J’en suis la preuve vivante !
* Principes de la permaculture : laisser un écosystème vivre par lui-même en limitant l’intervention humaine, prendre soin des hommes et de la terre, produire et partager équitablement les ressources.
** Agents de surface qui permettent de solubiliser deux phases (aqueuse, grasses…) non miscibles.
Bio express
Né en 1959 dans le quartier populaire de Ménilmontant à Paris, Thierry Marx s’est essayé à divers métiers avant de devenir le chef doublement étoilé que l’on connaît aujourd’hui. Son premier travail, il le doit aux Compagnons du Devoir qui le forment, dès l’âge de 15 ans, à la pâtisserie-boulangerie. Ce n’est que plus tard, en Australie, qu’il attrape le virus de la cuisine. Il y découvre « un univers qui [lui] permet de s’élever socialement, d’être reconnu, d’entrer en contact avec les autres ». Depuis 2011, il officie en tant que Chef exécutif et directeur de la restauration à l’hôtel 5 étoiles Le Mandarin Oriental dans le 1er arrondissement à Paris. En 2016, il inaugure sa propre boulangerie dans le 8e arrondissement, ainsi que deux établissements à Tokyo.
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